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Facebook is watching you

1984 - 2012

«Le télécran recevait et transmettait simultanément. Il captait tous les sons émis par Winston au-dessus d’un chuchotement très bas. De plus, tant que Winston demeurait dans le champ de vision de la plaque de métal, il pouvait être vu aussi bien qu’entendu. Naturellement, il n’y avait pas moyen de savoir si, à un moment donné, on était surveillé. Combien de fois, et suivant quel plan, la Police de la Pensée se branchait-elle sur une ligne individuelle quelconque? Personne ne pouvait le savoir»

Etonnant comme ces quelques lignes, nées en 1945, sous la plume du fameux romancier George Orwell, raisonnent d’actualité à nos oreilles. L’écrivain pensait au IIIe Reich qui s’achevait et à l’URSS qui se radicalisait. Il imaginait une société totalitaire où 2 + 2 = 5, où Big Brother aurait libéré les hommes de la liberté.

A l’heure actuelle, nous y voyons plutôt notre société en voie de numérisation ainsi que ses technologies d’information et de communication (TIC) toujours plus sophistiquées et intrusives.
En 2012, notre «télécran» est différent. D'une part, il prend forme dans une multitude d'applications auxquelles on raconte spontanément sa vie, auxquelles on livre donnée par donnée notre liberté. D'autre part, il fait souffler un vent d'indépendance dans la clameur chaude du printemps arabe. Une dualité qui interpelle: Facebook, ami ou ennemi? Retour sur une invention qui fascine autant qu'elle peut effrayer.

La mentalité Facebook

Harvard, une petite chambre d’étudiant. Mark Zuckerberg n’a pas encore 20 ans lorsqu’il invente (ou s’approprie, c’est selon) le concept de Facebook. Huit ans plus tard, cet informaticien de formation se retrouve à la tête d’un empire estimé à 100 milliards de dollars et qui a fait son entrée en bourse. Deuxième site de la toile le plus visité après Google, le réseau social fait gagner des élections, marcher des révolutions, mais surtout, l’interface est devenue le reflet de la vie de plus de 900 millions d’internautes. Une puissante nation numérique qui talonne l’Inde et la Chine en termes de population.

Les raisons du succès

Comment expliquer le formidable essor de la communauté virtuelle? Loin de la simple mise en contact entre amis ou de la possibilité facilitée de retrouver de vieilles connaissances, la sociabilité électronique devient rapidement indispensable à l'organisation de la vie sociale des utilisateurs du réseau. Dans le même temps, apparaît un prosélytisme entre proches, véritable effet boule de neige constitué d’incitations douces et légères, quasiment imperceptibles, et dont la répétition quotidienne finit par rallier le plus convaincu des réactionnaires. « Tu n’as pas reçu l’invitation? Ah oui… tu n’as pas Facebook! » Traduisez grossièrement: «Hé le paria, mets-toi à la page ou pars vivre dans un tonneau!»
 
Intervient également la nature humaine, à une époque où le besoin de paraître, de se sentir valorisé à travers le regard d’autrui et de susciter l’admiration n’a jamais été aussi grand. A cela s’ajoute le voyeurisme qui sommeille en chacun de nous. Facebook comme le nouvel opium du peuple, religion du XXIe siècle. Là n’est pas exactement la vision officielle de son fondateur qui parle plus volontiers des bienfaits produits par la sociabilité numérique afin de rendre compte de l’irrésistible extension de sa création. De fait, pour Mark Zuckerberg, «le monde est meilleur quand il est ouvert et connecté» car il permet «de donner à chacun une voix, de découvrir de nouvelles idées» enfin, «d’obtenir le bonheur». Rien que ça.

Ce bonheur lénifiant

Une apologie de l’intelligence collective que prône également Jeff Jarvis. Ce professeur de journalisme à la New York University (NYU) voit dans la «publitude» - cette possibilité nouvelle de partager nos vies en les rendant publiques – un échange à haute valeur ajoutée. «Ces outils nous donnent du pouvoir, la capacité de s’organiser, de créer et de rassembler nos savoirs… A l’ère de l'homme réseau, la culture du secret n’a plus de sens».

Mais cette cyberutopie, synonyme du grand déballage de notre intimité, inquiète les défenseurs de la sphère privée pour qui le droit à un certain anonymat reste une condition de la démocratie. De plus, «Facebook ne constitue pas forcément l'espace de débat démocratique rêvé», explique Olivier Glassey, sociologue spécialiste des TIC. La tendance veut que «chaque internaute crée son alvéole de discussion avec des gens de même avis, donnant lieu à une multiplication d’îlots plus ou moins homogènes en termes d’opinion». L'opposé d'un authentique espace public formé d'avis contradictoires permettant l'émulation.

George OrwellMark ZuckerbergJeff JarvisOlivier Glassey
George Orwell, de son vrai nom Éric Arthur Blair (1903-1953), journaliste et écrivain.Né en 1984, l’informaticien, Mark Zuckerberg co-fonde Facebook le 4 février 2004.Journaliste, enseignant et écrivain, Jeff Jarvis est l'auteur de «Tout nu sur le web ».Olivier Glassey enseigne les pratiques sociologiques en ligne à l’Université de Lausanne.


Sous haute surveillance

Une critique qui n’enlève toutefois rien au rôle communicationnel qu’a pu jouer l’interface lors des révolutions du printemps arabe. Attention toutefois à ne pas surestimer du pouvoir libérateur du web, avertit le chercheur de Standford, Evgeny Morozov. «La grande majorité des manifestants virtuels n’ont aucune notion des risques qu’ils encourent face à la traçabilité des messages qu’ils diffusent en ligne». Internet sert autant les activistes que leurs ennemis alors que les États, aussi autoritaires, deviennent toujours plus capables de surveiller la toile. La Chine et l'Iran se voulant premiers de classe en la matière.

Naïveté candide

Une telle candeur est d’autant plus présente en Occident où les utilisateurs pensent, confiants, ne rien avoir à se reprocher. «Il est clair, souligne Stéphane Koch, qu’on ne s’implique pas assez dans notre sûreté numérique». Un phénomène que ce spécialiste en sécurité de l’information impute à l’instruction publique et à son manque de considération pour les médias sociaux et l’identité numérique. «Il existe pourtant une nécessité d’éduquer les jeunes à maîtriser ces outils et à comprendre le fonctionnement des données dans une société devenue plus complexe». Sans quoi, le risque d'une seconde fracture numérique se profile qui distinguera les utilisateurs avertis et protégés, des autres exploités voire tyrannisés.

Ceci d’autant plus que les normes sociales varient avec le temps impliquant une démarcation dynamique entre ce qui peut être divulgué et ce qui doit rester d’ordre privé. «Une donnée qui nous paraît tout à fait innocente peut subitement prendre une tournure négative, selon le contexte temporel, situationnel ou politique», prévient le sociologue Olivier Glassey. Exemple classique d’un jeune faisant un usage ludique du réseau social mais dont la réputation numérique le poursuivra jusque dans sa vie professionnelle ou d’un internaute critique se rendant en terres despotiques. La donnée la plus anodine peut se transformer en information mortelle ou du moins jouer en défaveur de l’intéressé. Un danger encore accentué par la multiplication inquiétante des sources de données et leur mise en relation toujours plus efficiente.

Les marchands de données

Outre-Atlantique, les agences de profilage pullulent déjà, dressant pour des employeurs douteux le pedigree complet de leurs futurs employés. Une pratique de traçage qui fait les beaux jours du marketing, monde dans lequel savoir rime avec pouvoir. La détention d’information permet le développement de méthodes publicitaires invasives et personnalisées d’une efficacité redoutable. Nos goûts, nos habitudes et nos déplacements étant analysés afin de téléguider nos besoins et nos décisions.

Cette exploitation des données personnelles reste pourtant très abstraite aux yeux des internautes devenus entre- temps consommateurs. Ces derniers jugent souvent plus pratique et avantageux les offres ciblées, même au risque de voir leurs pérégrinations e-toilées épiées par quelques cookies-espions. Des petits programmes installés par Facebook qui enregistrent notre activité Internet alors même que nous sommes déconnectés du réseau.

Ce caractère intrusif et opaque du démarchage publicitaire peut toutefois choquer. À l’exemple de ce père de famille de Minneapolis recevant par la poste des coupons de réduction sur des articles pour femmes enceintes. Produits adressés à sa fille qui tentait, jusque-là avec succès, de cacher sa grossesse de déjà 4 mois. Quelle surprise donc pour le bientôt grand-papa d’apprendre qu’un algorithme basé sur l’observation des micro-variations comportementales d’internautes et de clients connaissait mieux que lui l’histoire de sa progéniture.

Evgeny MorozofStéphane KochHans-Peter Thür
Evgeny Morozov a écrit «The Net Delusion: The Dark Side of Internet Freedom»Stéphane Koch est expert en gestion de la réputation et protection numériques.Le préposé fédéral à la protection des données, Hans-Peter Thür, est avocat de formation.


Freedom

Mais Facebook aime faire croire à sa gratuité et demeure ainsi condamné à une grande précaution dans l’exploitation des données qui pourrait se révéler contre-productive si elle devenait trop apparente. Une prudence qu’Olivier Glassey comprend comme une condition de survie. «Les gens sont très sensibles à la visibilité de la publicité et une trop grande modification des interfaces pourrait, potentiellement, les mener à migrer». Ce serait une catastrophe pour la société dont plus de 80% des revenus proviennent des annonceurs, eux-mêmes attirés par les sites aux plus grands volumes de visites. L’entrée en bourse du réseau social et les nouvelles exigences de rentabilité qu’elle implique s’annoncent donc comme une équation délicate à résoudre. Il s’agira, en effet, de satisfaire les annonceurs par l’utilisation plus importante de données, notamment grâce à un nouveau système d’annonce sur mobile, tout en ménageant l’indulgence des utilisateurs.

Bouge, tu es localisé

Si son inventeur assure que «le respect de la vie privée est profondément inscrit dans tous les développements de Facebook», pas un mois ne passe sans apporter son lot de complaintes à l’encontre du géant bleu. Principales cibles des critiques? La rétroactivité dans la modification des paramètres de sécurité ainsi que l’activation par défaut de nouvelles applications pourtant indésirables. À l’image de photos qui pouvaient être taggées et publiées sur un profil sans l’approbation de la personne concernée. Un état de fait vite corrigé suite à la levée de boucliers d’internautes en colère.

«Ces entreprises ont la culture d’implémenter de nouvelles fonctionnalités et de discuter ensuite» relève Olivier Glassey, pour qui il est délicat de faire porter toute la responsabilité des conditions d’usage aux utilisateurs tellement celles-ci évoluent en permanence, en plus d’être complexes et peu accessibles. « Il faudrait à chaque fois lire un document plus long que la Constitution américaine », ironise le sociologue. Un avis malgré tout partagé par beaucoup et entendu par les concepteurs du réseau qui ont simplifié depuis la gestion des paramètres de sécurité. Pas sûr pourtant que la mesure suffise à calmer les associations de protection de la vie privée, le consentement explicite et affirmatif de l’utilisateur étant pour eux la condition préalable à tout partage d’information.

Dans le collimateur

De même, Facebook peine à sortir du viseur des autorités suisses, la faute aux nouveaux logiciels de géolocalisation et de reconnaissance faciale. Deux applications jugées hautement liberticides aux yeux de Hans-Peter Thür, préposé fédéral à la protection des données et à la transparence, lequel s’inquiète du phénomène de privatisation des normes en matière d’Internet. «Nous n’acceptons pas qu’une entreprise d’envergure mondiale définisse elle-même les mesures en matière de protection de la sphère privée». La fronde est lancée – il semblerait de David à Goliath - et vise à l’inscription du droit à l’oubli numérique. Ce dernier permettrait à l'internaute de redevenir propriétaire des informations le concernant, pouvant décider de les effacer si aucun motif légitime ne justifie leur conservation.

Reste que pour être efficaces, les moyens de contrôle et de sanctions devraient dépasser les frontières nationales. Véritable imbroglio juridique au moment où l’Union Européenne empoigne la question. Car, en plus d'affronter de puissants lobbys, il s’agit aussi de veiller au respect d’une certaine proportionnalité entre la protection des données et les besoins de l’économie joints à la liberté d’opinion et d’information.

Le combat s’annonce féroce entre les autorités régulatrices et les marchands de données. Au milieu, un peu perdu, l’utilisateur se profile en arbitre du pugilat. Seul réellement capable, de par sa consommation, de réformer le système vers un échange simultané de l’information plus respectueux et symétrique. Un monde merveilleux où il existera une traçabilité dans l’utilisation des données. Car, tant que 2 + 2 = 4, il n’y a pas de fatalité à ce que la technologie joue pour ou contre l'internaute. Là se trouve peut-être le message d’Orwell, que le télécran devient ce qu'on en fait.