Fin août, je suis partie au Laos pour faire une recherche sur le terrain en ethnologie. Mon étude portait sur les connaissances techniques et les modes de transmission du savoir. J'ai décidé de porter mon attention sur la construction d'une habitation. Arrivant dans un petit village, aux frontières entre deux ethnies, les Lao et les Khmu, j'étais pleine de convictions. Mais j'ai vite déchanté, vidant chaque jour un peu plus ce gros sac qui contenait tant d'illusions….
Mais ce village n'est pas nulle part. Au contraire, ce n'est pas une île isolée et préservée du monde. Il est situé sur l'une des rivières les plus touristiques du pays, la Nam Ou. La dragonne qui surveille ces eaux est traîtresse. Elle prend, une fois par année, un jeune homme pour époux: un Lao il y a deux ans, un Italien cette année. Ils ne reviennent pas ou alors l'amour de la dragonne les a vidés de leur essence vitale, recrachant leurs corps gorgés d'eau des kilomètres en aval. Ce village est dans l'un des derniers pays communistes, le Laos ou République Populaire Démocratique Lao. Et je sais que les silences qui se faufilent dans les traits des sourires cachent parfois un souvenir encore cru des interdictions d'antan, de la guerre, des bombardements et des rizières cultivées la nuit, de cette vie dans les grottes. Cette époque est silencieuse, comme si un pan de l'Histoire avait été dévoré par le passage du temps, oublié avant même d'être remémoré. Parfois une explosion au loin: une bombe qui vient d'être désamorcée.
Et c'était là, entre la montagne du Miel et les rizières que je me suis installée. Ce lieu où rien n'est stable, où les jeunes viennent et partent, où les vieux viennent et restent. Je savais que c'était dur à expliquer et à faire comprendre. « Je fais une étude pour l'école sur les maisons ». Comment justifier la démarche ethnologique avec si peu de vocabulaire? Je m'efforce et apprends chaque jour. Mon niveau progresse. Certains pensent que je suis bilingue mais je ne suis pas dupe. Les finesses de cette langue, les expressions, les mots… Je me retrouve bloquée, je ne sais pas comment exprimer mes sentiments avec justesse. Je suis dans cette classe d'entre-deux générations, en âge d’être mariée mais encore assez jeune pour être célibataire. Je suis trop « vieille » pour traîner avec les ados qui flirtent plus ou moins discrètement; je suis une intruse chez les femmes de mon âge qui ont un enfant dans leurs bras… « Pourquoi ne se marie-t-elle pas? », « Pourquoi n’épouse-t-elle pas le prof d’anglais? » Parfois, elles m'énervent, sauf Nin, sauf Chan, sauf Imii.
J'aide à construire la maison d’Imii. Elle avait besoin d'un autre toit que celui de son beau-père et voulait vivre tranquillement avec sa fille. Mais quelques jours avant le Nouvel An, elle part, comme ça, disant qu'elle va chercher du travail en Thaïlande et qu'elle reviendrait peut-être avant que je m'en aille « Ici, aucun moyen de gagner de l'argent, je pars là-bas et je reviendrai vivre ici quelques mois, repartirai, reviendrai… » Partout, la même galère. Aller chercher l'argent où il se trouve, espérer vivre un peu tranquillement. Je lui fais confiance, son caractère de fer est imbattable. Elle garde la tête haute même si sa rage de vivre se traduit parfois par un ton un peu agressif et arrêté.
Souvent, nous revenions des rizières sèches et abruptes, pour voir le champ, enlever les mauvaises herbes, ramasser quelques pousses de bambou dans les bois jouxtant le terrain de culture afin d’en faire une soupe. Le riz était vert, les épis bien chargés. L'année serait bonne. Les prières aux ancêtres avaient dû être bénéfiques. Plus tard, nous referons cette même route, les épaules écrasées par le poids du riz mûr, le sol sec, la descente terriblement raide, l'équilibre parfois difficile. Surtout quand la journée s'était terminée à boire du lao-lao, alcool de riz collant préparé avec passion. Le village n'était-il pas réputé pour cela ?
Assise par terre, dans le salon ou sur le seuil, nous mangions la papaye verte pimentée appelée Som. Acide. De quoi réveiller un mort et terriblement efficace contre la gueule de bois ! A ces occasions, je craignais tous ces touristes égarés ou, en exploration, qui traversaient le village, en pleine mission safari, l'appareil photo en bandoulière et l'œil vif à la recherche de souvenirs, de photographies pittoresques, d'enfants qui voulaient tant que leur image soit immortalisée. Je les redoutais car ils reflétaient cet Occident déplacé, cette recherche effrénée d'images de vacances, de marques d'exploits. J’en ai peur car ils sont la caricature de ce que je suis et dévoilent cet aspect grotesque du tourisme.
Mais quelle est ma place ici ? Entre les gens du village et les touristes, il existe cette sorte de limite, invisible frontière, qu'il est si dur de franchir. Parfois je suis persuadée d'être d'un côté et je me retrouve projetée de l'autre. Je partage un moment avec mes amis, ris et voilà qu'un touriste vient me questionner. Je me lave à la rivière, vêtue seulement de mon sìn, et un homme me demande le chemin vers l'autre village. Les gens veulent tout savoir sur les mœurs des gens d'ici, ce qu'ils mangent, en quoi ils croient, etc… Après un mois, je suis déjà dégoûtée par cette attitude curieuse et légèrement voyeuriste. Mais plus le temps avance, plus j'ai envie de me cacher et de me déguiser. Du coup, nous blaguons sur les touristes bizarres et excentriques, sur ceux qui ne comprennent rien. Nous complimentons les jeunes familles qui arrivent, les enfants magnifiques. Je m'émerveille de cette beauté que je n'avais auparavant pas vue, pas perçue, de la peau blanche, pâle, que les gens d'ici trouvent si charmante. « Les gens foncés aiment les gens pâles », me disent-ils pour me taquiner et je réponds à chaque fois : « Les gens pâles aiment les gens foncés ».
Alors que les touristes ne voient que les sourires, je connais les sous-entendus, les tensions et espère un jour comprendre les silences qui se cachent derrière. Mais pour les vacanciers, c'est un terrain de jeu, une nouvelle terre à découvrir, où les gens sont « simples » et vivent heureux dans leur simplicité. Ils me disent que mon expérience est si « authentique ». J'ai envie de rigoler. Quand on me demande si tel ou tel village est plus joli, « plus pittoresque », j'ai toujours envie de rire. Mais je cache mon sourire un peu jaune. Que viennent chercher tous ces gens ici ? Certains, je les apprécie, nous sommes restés amis, mais toujours cette question : Pourquoi ici ? Comment suis-je arrivée dans ce patelin de 250 habitants ? N'ai-je pas fait le même trajet, poussée par les mêmes aspirations de découvertes de soi et du monde ?
Lorsque je m'en vais, je croule sous l'émotion. Je regarde ces visages et les rives sur lesquelles les gens descendent la rivière, admirant cette jungle dense dont j'imagine les mille chemins qui la sillonnent, ces orangeraies, ces buffles d'eau mâchant nonchalamment l'herbe du bord des rives. Je pars si brutalement, c'était prévu, mais cela apparaît comme un faux départ pour renouveler mon visa. Il me semble que je serai de retour quelques jours plus tard. Mais cette fois, c'est la bonne, je laisse à cette terre rouge le soin de ces amitiés abandonnées derrière moi. Je repars tout de même avec ce sentiment étrange d'avoir emporté dans mon sac les secrets qui m'ont été contés et ceux que j'ai devinés.