Docteur de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Muriel Pic est aujourd'hui collaboratrice scientifique à l'Institut de littérature française de l'Université de Neuchâtel. En novembre 2010, elle publie «Les désordres de la bibliothèque» aux éditions Filigranes. Articulé autour de photomontages manuels de bibliothèques privées et publiques, l'ouvrage propose une incursion dans l'intimité de lecteurs et s'interroge sur ce que lire signifie dans nos sociétés contemporaines.
Muriel Pic, quelle intention se cache derrière «Les désordres de la bibliothèque»? Pour une chercheuse et une enseignante à l'université, on s'attendrait davantage à ce que l'ordre soit mis en valeur, surtout face à un objet de savoirs comme la bibliothèque. Or, dans cet ouvrage, je souhaitais parler des désordres que peuvent produire les livres. On les considère trop souvent comme des objets passifs, sans prise sur le réel, des objets ennuyeux, dont la fréquentation est une contrainte car elle empêche de sortir, de s'amuser, de rencontrer des amis. |
Le problème est là: la place que l'on donne aux livres, le temps qu'on leur accorde, et, surtout, la légitimité de ce temps considéré par beaucoup comme non productif et devant être pris sur les loisirs.
Et pourquoi lire? Non pas pour être bêtement plus érudit. L'acte de lire ne relève pas du quantitatif. Il aiguise notre esprit critique, nous fait prendre de la distance, physiquement, dans l'isolement qu'il implique, et intellectuellement, car il représente le réel, le redouble et nous place en face, à distance.
La proportion de lecteurs assidus semble faiblir parmi les étudiants. Quels sont les facteurs de ce déclin?
Nous sommes énormément sollicités dans le monde contemporain par des sources diverses de diffusion de la culture et du savoir. Ce constat appelle plusieurs remarques: d'une part, le champ de notre perception s'est considérablement élargi, nous ingurgitons de nombreuses informations, on nous rend boulimique. En conséquence de quoi, d'autre part, nous avons aussi un véritable effort à fournir pour trier dans les informations délivrées en quantités astronomiques. Pareil effort, quotidien, prend du temps et de l'énergie, dont pâtit, notamment, la lecture. Ensuite, ces nouvelles sources de renseignements offrent l'illusion partielle de l'interactivité, là où la lecture semble nous vouer à la passivité et à l'isolement. Et, en effet, les possibilités d'exister par Internet sont incroyables. Voyez les nombreux récits de vie qui apparaissent sur les blogs, sans parler de Facebook. Mais il s'agit là d'un phénomène qui n'a rien à voir avec la méditation que permet la lecture. Il trahit notre besoin de reconnaissance là où nous sommes indistincts dans la masse, notre immense solitude. Enfin, un livre est aussi un lieu qui garantit une certaine qualité des informations et du langage. Ce point n'est pas négligeable quand on voit les sottises qui circulent sur Internet! Drôles mais surtout délétères. Elles peuvent impliquer des actes graves. On a là tout un nouveau genre de faits-divers.
Mais qu'est-ce que lire aujourd'hui?
Avec la numérisation, lire ce n'est plus seulement ouvrir un livre mais un ordinateur. Cette démocratisation des savoirs est formidable mais implique des habitus de lecture différents auxquels nous sommes en train de nous adapter. Le seul souci, pour moi, est que le modèle de cette nouvelle lecture tend à être celui de la consommation capitaliste: facile, rapide, addictive, avec rentabilité immédiate. Il me semblerait beaucoup plus profitable de garder certaines bases du modèle de lecture qui est propre au médium du livre: difficulté, lenteur, méditation, qui isole un temps du réel pour mieux y revenir. Il me semble que les deux doivent être couplées. Ce couple, j'essaie de l'évoquer dans le rapport entre le texte et l'image que met en place une photographie de livre.
Certains parlent de la décrépitude de l'identité d'intellectuel, les études s'apparentant plus à une course aux diplômes professionnalisants qu'à un projet culturel…
On ne peut, en aucun cas, oublier qu'un diplôme doit permettre de trouver du travail. C'est vital. Toutefois, comme on voudrait nous le faire docilement croire, la culture ne va pas à l'encontre de cet impératif, au contraire. Elle n'est en rien une perte de temps superflue. Et il ne s'agit pas non plus de réserver à des élites le luxe de ce temps et d'être cultivé. Entre l'art pour l'art et l'art pour tous, les dogmes ont été nombreux à placer la culture en exil: tantôt exercice sans autre finalité qu'esthétique tantôt nouveau produit de consommation de masse.
Bien plutôt, c'est un espace critique, le lieu où l'on prend conscience du langage ou de l'image pour eux-mêmes et non pas seulement de ce qu'ils communiquent: manière de comprendre qu'ils sont des codes manipulables, des instruments de pouvoir, des fondamentaux du politique. Aussi, avons-nous plus que jamais besoin d'artistes et d'intellectuels dans la cité nous délivrant cette lucidité sur ce qui est la matière même de leur travail. Il leur revient de dire le vrai dans un monde où l'impératif de consommation suscite des stratégies de séduction et une manipulation massive de l'illusion, manipulation qui ne se donne même pas la peine de la qualité esthétique.
Faut-il s'alarmer de l'évolution de la pratique de la lecture chez les étudiants?
Pour moi, lire est un acte critique, un acte civique. A mes yeux se tient là une possibilité pour réfléchir notre société et, prioritairement, les rapports humains trop négligés ou ancrés dans une logique de concurrence pure.
En effet, il s'agit de garder à l'esprit que nos constructions imaginaires, dont la culture a pour charge de rendre compte, existent: car ce qui pour certains n'est qu'insignifiante rêverie motivent, sans que l'on puisse le formuler, nos actes quotidiens et nos choix.
Lire relève donc de la place que nous accordons à l'imaginaire dans la société. Le nier, le refouler, faire de la culture un superflu, c'est à mes yeux le meilleur moyen d'aboutir à la catastrophe. Or, paramètre capital, le livre, un des lieux d'asile de l'imaginaire, est en train de disparaître. Le danger est qu'il n'y ait pas d'équivalent, que la virtualisation devienne littérale. Nommer la possibilité de cette disparition, comme j'essaie de le faire dans mon ouvrage, ce n'est pas s'ancrer dans une politique de conservation ou prendre une posture élitiste: c'est en appeler à l'imagination de tout un chacun pour parvenir soit à nous repositionner vis-à-vis des livres, soit à aménager un nouveau site aux constructions imaginaires, un nouvel asile aussi fiable que celui du livre. C'est un pari exigeant, difficile, mais fondamental. C'est celui des étudiants mais aussi des professionnels du savoir et de la culture, les intellectuels et les artistes.
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