Monsieur B locher, quel type d’étudiant étiez-vous?
J’ai débuté l’université en tant que deuxième voie de formation. Après l’école, j’ai fait un apprentissage comme agriculteur. Mais puisque je n’avais pas de ferme à exploiter, je me suis décidé à poursuivre des études. A cette époque, il n’y avait pas encore de bourses pour étudiants et je devais financer une grande partie de mes études de ma propre poche. J’étais donc focalisé sur l’obtention d’un diplôme: le temps consacré aux études devait être le plus court possible et j’étais très appliqué.
En parallèle, je travaillais de huit heures du soir à une heure du matin à la Sihlpost à Zurich à charger des sacs de journaux. Je gagnais aussi un peu d’argent en donnant des cours de rattrapage. Dans ces conditions, je n’avais malheureusement pas le temps d’adhérer à une quelconque fraternité.
Etiez-vous déjà engagé politiquement pendant vos études?
Dans les années 68, les étudiants étaient aveugles sur l’avenir. Tous étaient de gauche, socialistes, et sympathisants des communistes. Moi et deux autres collègues avons fondé le «Studentenring», un mouvement estudiantin conservateur pour limiter un peu le mouvement gauchiste. Il est encore actif de nos jours à Zurich. J’étais le premier président de ce mouvement. En outre, je présidais le Comité des étudiants en droit et j’étais membre au Grand conseil des étudiants.
Nous étions trois candidats sur notre liste pour les élections au Grand conseil, mais nous avons obtenu sept sièges. Malgré ça, nous avons toujours été une minorité. Je me rappelle aussi de bagarres dans les salles, pendant lesquelles les étudiants gauchistes nous bombardaient de yogourt et de peinture. La gauche était très militante.
Pourquoi n’avez-vous pas opté pour des études en politologie?
Je n’ai jamais eu un intérêt particulier pour la politique. Tout le monde doit être politique. La politique n’est pas une science, mais on en fait une. Chacun doit se consacrer à la politique. La politologie ne m’aurait pas intéressé car ce n’est pas une science.
Est-ce que vos études ont été déterminantes pour votre carrière?
En fait, tout a été pure coïncidence. Après avoir obtenu ma licence, je devais encore écrire ma thèse de doctorat. C’est ainsi que j’ai été engagé à mi-temps dans la division juridique d’EMS-CHEMIE SA (autrefois Emser Werke SA). Comme je n’avais pas fait d’études en économie, ce fut un apprentissage par la pratique. Et quand j’ai déposé ma thèse, j’étais déjà vice-directeur. Ensuite, je suis devenu directeur, avant d’acheter finalement l’entreprise après la crise du textile et du dollar des années 70, quand plus personne ne voulait acheter l’entreprise. Pour dire vrai, je ne voulais pas rester dans le monde des affaires et du commerce.
Ce fut la même chose en politique: je n’ai jamais voulu en faire. Mais alors que je me retrouvais en désaccord avec un projet politique dans une commune, je me suis jeté dedans.
Comment peut-on, d’après vous, assurer la qualité du système de formation suisse?
On doit avoir des exigences sévères. Je suis contre l’idée que 80% des élèves aillent à l’université. Nous n’avons pas besoin d’autant de diplômés, mais ceux qui le sont doivent satisfaire à de hautes exigences. Il nous faut une maturité sévère, des examens d’admission sévères et des examens sévères. Nous ne nécessitons surtout pas une bureaucratisation comme la réforme de Bologne en comporte.
Devrait-on donc introduire un numerus clausus?
En soit je suis contre, mais s’il y a trop d’étudiants. Mieux vaut que les académiciens soient compétents, plutôt que nombreux dans la médiocrité!
Que dites-vous de la réforme de Bologne?
Cela correspond typiquement au juste-milieu européen: tout le monde a le même diplôme. Mais la Suisse doit être meilleure. Un diplôme dans notre pays n’a plus rien de spécial. J’ai dû introduire la réforme pour les avocats, mais personnellement je me serais prononcé contre. La force de la Suisse tient au fait que nous faisons dans la singularité et dans la qualité.
Vous avez présenté votre candidature au poste de professeur d’éthique économique à l’Université de St-Gall. Est-ce un objectif de réintégrer le monde académique?
Non, pas du tout. Quand la chaire d’éthique économique a été institutionnalisée en 1988, j’y étais opposé. Suite au mouvement des années 68, les entreprises étaient sous pression en matière d’éthique. Mais au lieu de s’expliquer publiquement, on a créé une chaire et le problème a par conséquent été délocalisé. Et aujourd’hui on s’étonne du non-sens théorique.
Lors de conférences menées à l’Université de St-Gall, des étudiants m’ont sollicité afin que je présente ma candidature. C’est pour une fois «quelqu’un de la pratique» qui devrait enseigner. Je savais que je ne serais pas retenu, mais je voulais tenter le coup. Mon dossier de candidature avec mes motifs peut être consulté sur mon site Internet. Cela aussi entraîne de nouvelles impulsions.
Les étudiants étrangers doivent quitter le pays après avoir été diplômés. Ne devrions-nous pas leur concéder un permis de séjour quand nous avons déjà investi des années pour leur formation? L’économie suisse ne pourrait-elle pas en profiter?
Grâce à la libre circulation des personnes, les étudiants européens ne doivent plus retourner dans leur pays. Les autres doivent rentrer, sinon l’immigration limitée de ces pays-là serait déjà couverte rien que par les étudiants qui sont dans nos universités. Mais si une entreprise suisse en a besoin, ils peuvent revenir avec un permis de travail.
En général j’approuve l’échange international. Mes quatre enfants ont tous passé au moins une année à l’étranger. Ils ont connu une autre culture, appris une autre langue et vécu des tas de choses. De mon côté, j’ai aussi étudié un semestre à Montpellier. En ce temps-là une association estudiantine offrait une bourse à un étudiant salarié et je me suis présenté avec une seule phrase: «Je suis un étudiant salarié et je suis intéressé par la bourse. Christophe Blocher.» Il s’est avéré que j’étais le seul candidat et j’ai obtenu la bourse. Je ne l’ai jamais regretté.
Comment voyez-vous l’apport de ressources financières privées pour des chaires universitaires?
L’enseignement par des professeurs privés, issus par exemple de l’industrie pharmaceutique ou des matières plastiques, n’est pas problématique tant que la chaire ne devient pas un service de propagande. Mais on ne trouvera sûrement pas de sponsors assignés pour toutes les branches. Il ne faut pas non plus imposer des conditions aux privés. Nous devrions exploiter pleinement le potentiel de tels investissements.
Avez-vous un conseil à l’attention des étudiants?
Si l’on m’avait dit il y a 20 ans que je deviendrais un jour conseiller fédéral, j’aurais répondu: «Ça, certainement pas!» Je ne suis pas devenu conseiller fédéral parce que je le visais, mais à un moment donné ça s’est présenté ainsi. Et si l’on m’avait dit à l’université que je deviendrais le plus grand industriel du canton des Grisons, je ne l’aurais pas cru.
C’est pour ça que je dis: «Arrêtez de faire des plans de carrière!» L’important n’est pas ce que vous faites, mais que vous le fassiez avec abnégation et sans réserve. Il en résultera peut-être une carrière et le cas contraire, ça ne s’arrêtera pas là pour autant. La vie ne s’écoule pas selon nos plans. Bien sûr qu’il faut avoir un peu de chance, mais si on se fige sur quelque chose, on éprouve tout ce qui en dévie comme une catastrophe. C’est pourquoi je suis opposé à la planification de la carrière! On réussit sa vie d’une manière ou d’une autre.