À la base, je viens de Poliez-Pittet. Ce n’est pas une tare, juste un bourg du Gros-de-Vaud où il fait bon vivre. Je vous dis ça parce que j’y suis toujours resté à Poliez-Pittet, enfin des fois je bouge à Bottens ou même à Yverdon mais je n’en deviens pas cosmopolite pour autant. Citoyen du monde, c’est un concept qui m’a toujours aguiché, à tel point que j’ai soudainement décidé de partir voyager. Mon but : apprendre une nouvelle langue. Étant fan de manga, le japonais s’imposait naturellement à moi. Aussitôt dit, aussitôt fait, me voilà inscrit pour un séjour linguistique à Sendai, ville au nord de l’empire du soleil levant. Bien sûr mes parents étaient partagés, pas sûrs que du temps de Babel, on parlait le nihongo, ni que cela me serait d’une folle utilité pour mon futur métier de boulanger pâtissier. Je crois surtout qu’ils se faisaient du souci pour moi et peut être avaient-ils raison.
Je prends donc l’avion direction Sendai. Dernier moment pour potasser encore un peu mes tournures lexicales de base. Première salutation, première incompréhension, mais pas de malaise, j’apprends. Panneaux après panneaux je déchiffre la voie à suivre. L’arrivée facilitée à bon port n’ayant pas été stipulée dans le contrat. Enfin, l’école, ou plutôt la… prison. Mur en béton armé, barreaux aux fenêtres et grosse porte métallique, ne manque plus que les miradors. Monsieur Kesako est en charge de l’établissement. Il a fait la guerre, il s’en souvient que trop bien, d’où la nécessité de se protéger dit-il. Je fais semblant de comprendre.
Je reste également sceptique sur l’état de ma chambre, véritable cage à lapin que je partage avec un Saoudien aux mœurs dirons-nous, particulières. Comprenez ici un euphémisme. Mais que puis-je faire, la carte n’est pas le territoire de même que les descriptions Internet divergent parfois de la réalité, sa crasse et ses rats. Après une première nuit passée sur les latrines, je me présente à mon premier cours de langue. Là, je me dis que le papet vaudois me manque et que je ne comprends rien à ce que raconte ma professeure. Car Madame Keiko parle le dialecte local, son cheval de bataille contre l’uniformisation de la langue, ce génocide culturel comme elle l’appelle. Solidaire et passablement apeuré, je me joins donc à sa lutte et commence l’apprentissage de leur patois. Seulement, après 6 semaines à me battre avec des sons, c’est la reddition. Capitaine Kesako m’annonce que l’école fait faillite. Trop peu d’étudiants. Il est vrai que depuis le départ du Saoudien devenu entre-temps mon ami, je demeurais le seul pensionnaire. Mes adieux parfaitement formulés, preuves de ma peine, je prends donc congé de l’école, laissant le capitaine à sa lame. Hara Kiri disait l’autre.
Mais alors que le simple pékin rentrerait au bercail, je préfère partir à l’aventure, apprendre l’art du dessin et les subtilités du karaoké, escalader le mont Fuji et observer, du haut de l’archipel la vague radioactive déferler. Je parle au pays et le pays me répond, il vit et moi avec lui. Mon séjour linguistique prend des accents de voyage intérieur. Jusqu’au jour où, inévitablement, l’argent vient à manquer. Alors il me faut rentrer, le cœur plein, le cœur gros. Dans l’avion, je m’assois aux côtés d’une jeune fille. Elle me raconte avec torpeur son séjour brutalement interrompu. La saleté, les vieux militaires fous, les mille dialectes… elle n’en pouvait plus. Un proverbe japonais me revient alors en mémoire qui dit que le malheur peut être un pont vers le bonheur. J’aime les ponts, elle clairement non…! | eb