La tique

une nouvelle de julien burri

Depuis que je travaille au magasin, un type vient tous les jours. Il reste devant la caisse et me sourit. Je reste polie pendant qu'il me pose des questions sur les surgelés, sur la musique diffusée dans le magasin... Il me demande si j'aime les trains. Jour après jour, je remarque qu'il devient plus insistant. Je ne connais même pas son nom. Les collègues rient chaque fois qu'il entre dans le magasin. Elles lui disent que je suis portugaise et il y croit dur comme fer. Il me pose des questions sur le Portugal. J'invente, je m'inspire de mon voyage à Lisbonne. Est-ce que vous retournez dans votre famille, pour les fêtes ? Au moins, c'est drôle, ça fait passer le temps. Il s'arrange pour prendre le bus en même temps que moi, me parle de trains et du Tãj Mahal. Une collègue, Iris, dit que c'est un maniaque qui n'a jamais eu de copine.

Je rêve de devenir conducteur de locomotive depuis tout petit, mais il faut passer beaucoup de tests. Pour le moment, je répare les moteurs en atelier. Je me suis installé dans le grenier. J'ai construit une tour médiévale et une maison Renaissance, des champs où broutent des vaches rousses. Pourquoi se restreindre à une époque ? J'ai commencé un Tãj Mahal. Deux mille cinq cents pièces.

Il découvre que je suis étudiante à l'université. Il se met à suivre le cours du jeudi après-midi. Ce type n'a même pas fait le gymnase ! Il dit que c'est pour son plaisir. Je ne l'aurais pas remarqué, mais il remonte les rangs, se faufile dès la leçon terminée, vient jusqu'à moi. Sa tête dépasse, son buste disons, dépasse de la table, car il est petit, mais tenace. Mes copines s'en aperçoivent et me taquinent.

J'ai fini mon tunnel. C'est la matrice qui m'a pris le plus de temps. Je l'ai passée au pistolet pour pénétrer tous les interstices granuleux, parfaitement imité coulures et moisissures, murs de soutènement avec barbacanes. Pour les rochers surtout, l'illusion est parfaite, ils sont en écorce de chêne floquée sur une âme de polystyrène expansé. Hier j'ai arrêté momentanément le réseau pour installer le tunnel et procéder à son inauguration. Il faut que ce soit prêt quand elle viendra.

La semaine suivante j'ai un mauvais pressentiment. J'arrive dans la salle de cours, en avance, pour prendre ma place habituelle près de la fenêtre... Il est là. Il a poussé l'audace jusqu'à prendre ma place. Je le vois discuter avec mes copines.

Il a gagné. Je dois changer mes habitudes. La tique s'est aperçu de ma réaction de dégoût: il aime avoir sur moi cette emprise maléfique. Pendant le cours, souvent, je pense que la tique me regarde.

Il réfléchit au meilleur moyen de me rejoindre, de m'empêcher de l'éviter. Il range ses affaires pour gagner la porte le premier et m'attend. Vif de la ventouse. Il se plante devant moi, juste trop grand, si bien qu'il apparaît dans mon champ de vision. Il désire boire un verre avec moi! Comme si j'avais envie de lui consacrer de mon temps ! Je le hais, il va finir par m'avoir si je ne fais rien.

Je suis toujours ému quand je parle d'elle. Elle est si belle avec sa grosse poitrine et ses cheveux châtains. Elle apprendra à m'aimer quand elle verra tout ce que j'ai fait pour elle.
J'ai commencé la modernisation de l'ensemble du réseau: tout refaire avec un dévers en N, avec de vrais cailloux concassés, bourrés et rebourrés à la main – le dévers procure un hyperréalisme et une grande élégance, colle au plus près de la réalité. J'aimerais encore construire une plaque tournante avec une rotonde.


Etablir d'autres itinéraires. Faire de longs détours, prendre d'autres lignes de bus. Supplier Madame Vaucher de changer mes tournus au magasins. Je suis sûre qu'il se croit sexy, drôle et mignon. Ce nabot regrette que personne ne l'apprécie à sa juste valeur. Il fait ça pour se rassurer, recevoir la confirmation qu'il est «une bonne personne», gentil, fidèle, - trop fidèle, gluant, visqueux.

La tique rêve de frotter ses pattes sur moi, de me caresser, de venir ivre d'amour pondre dans mon corps. C'est ce qu'il fera, car on ne se rend pas compte, on ne dirait pas comme ça, de l'extérieur... Mais il est dangereux. J'ai essayé de prévenir mes copines mais elles le prennent sur le ton de la rigolade et commencent à se désintéresser de la tragédie qu'est devenue ma vie.

Je me suis renseignée sur les tiques.

Quand elle viendra, tout sera plongé dans l'obscurité. Peu à peu, les lumières, dans les maisons, s'allumeront, puis les feux de signalisation. Devant ses yeux ébahis, je lancerai la BR 78 avec ses bielles d'accouplement perfectionnées. Elle comprendra.

Elles peuvent attendre dix-huit ans, sur leur arbre perchées. Attendre votre passage dix-huit ans.
Il faut prendre des mesures. Partout, autour de vous, une tique sommeille, ou pire, elle est déjà à l'oeuvre, en pleine lumière, quoique sournoisement, jusqu'à ce que son embonpoint ne la dénonce... Suçant imperturbablement tant et si bien qu'elle devient méconnaissable. Si j'ai bien compris, une fois gorgée de sang, sa tête pourrit et se décroche, libérant les oeufs et le ventre mort qui leur servira de garde-manger.

La tique vous repère avec deux sensations seulement: l'odeur que dégage vos poils (une molécule que vous produisez) lui indique qu'elle peut se laisser tomber sur vous; la chaleur de vos tissus, ensuite, lui indique où piquer.

Si je travaille sans relâche, je pourrai finir le Tãj Mahal. Je ferai des abdominaux aussi, avant de dormir: si nous allons à la piscine un dimanche, j'aimerais qu'elle touche mon ventre avec le doigt pointé, comme saint Thomas, et qu'elle reste ébahie de rencontrer une telle résistance. Je lui dirai: Attention, bébé, tu pourrais te casser le doigt.

Quand il entre dans le magasin, erre dans les rayons, me cherche, il répand comme une traînée de bave dans son sillage. Je n'y crois pas, au début. Jusqu'à ce que je marche dedans. Iris doit nettoyer, c'est elle qui est responsable des sols. C'est visqueux et transparent. Au moins, remarquez, c'est inodore. Ça fait des fils; on en retrouve entre les conserves et même dans les yaourts. J'explique à Iris que c'est pour moi, cette bave, comme un cadeau. Elle demeure incrédule. C'est pourtant simple, sa chair fond, se liquéfie, en mon honneur. Je lui explique que c'est à cause de mon odeur. Elle suggère que je change de parfum ou de shampoing. Elle commence à en avoir marre. Ce n'est pas de ma faute. Non, bien sûr, elle ne va pas en parler à Madame Vaucher, mais ça ne peut pas durer. Et puis les clients pourraient glisser.

Lorsque je me rends compte de sa présence, il est trop tard. Je suis sa chose. La tique prend une importance monstrueuse dans ma vie et me phagocyte. C'est ce que j'essaie d'expliquer à Madame Vaucher. Elle me promet de s'en occuper, mais me suggère de m'habiller de manière moins provocante. La vieille vache! Comme si j'étais sexy avec la blouse qu'elle nous oblige à porter. On a bien le droit de vivre une féminité épanouie. Peut-être que je devrais me coiffer comme elle. On est sûr de faire fuir les lubriques en tout genre. Quoique.

La semaine a passé si vite, je n'ai encore rien entrepris de sérieux. J'irai au magasin. Je lui sourirai, poserai des questions sur le fado, quelques mots improvisés, puis je me lancerai: est-ce que tu as déjà vu le Tãj Mahal ? Le réseau sera opérationnel: elle portera les yeux sur le décor, inspectera chaque détail: tout sera perfection, continuité; je refermerai la partie escamotable et nous serons complètement immergés: tout sera vrai.

Il n'est plus venu. Je me retourne parfois dans la rue, pour le surprendre, mais il n'est plus là. A-t-il trouvé une autre victime ?

C'est ridicule, je ne peux pas m'empêcher de me demander ce qui lui est arrivé. Et je n'ai plus l'occasion de me plaindre auprès de mes amies. Il y a bien un autre type, mais ce n'est pas pareil. Il vient au magasin depuis 30 ans. Il m'offre des pièces d'or en chocolat et m'oblige à les manger devant lui: Sucez d'abord l'extérieur, Mademoiselle, laissez fondre, puis croquez dans le praliné avec vos belles dents ! Il dit que mes dents sont comme des perles. Vous êtes étudiante ? Il s'est inscrit comme auditeur à l'université. C'est bien de rester curieux, à votre âge, je lui dis, mais il ne me regarde pas, les yeux plongés dans mon décolleté.

bio

Julien Burri est né en 1980 et vient de passer sa licence en Lettres à l'Université de Lausanne.

Il a publié son premier recueil de poèmes en 1997, «La Punition» (Caractères). Deux autres recueils ont suivi, «Journal à rebours» (L'Aire, Vevey, 2000) et «Jusqu'à la transparence» (L'Aire, Vevey, 2004), ainsi que d'un court roman:«Je mange un boeuf» (L'Aire, Vevey, 2001).