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La cyberaddiction

Lorsque le virtuel envahit le réel

Si la cyberdépendance ne figure pas dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM V), elle peut être comparée à une véritable addiction. À l’instar de l’alcoolisme et de la toxicomanie, la dépendance aux nouvelles technologies perturbe non seulement la vie sociale des personnes qui en sont touchées mais atteint aussi leur santé. Léonard Vullioud, psychologue spécialisé dans la cyberaddiction, nous en dit plus sur ce comportement excessif dans le virtuel aux répercussions bien réelles sur la vie quotidienne.

On parle beaucoup de cyberaddiction mais qu’est-ce que ce terme englobe réellement?

Précisons d’entrée que ce trouble n’est, à ce jour, pas reconnu par les classifications internationales comme une «maladie psychique» au même titre que d’autres dépendances que ce soit à l’alcool ou aux drogues dures. La dernière version du DSM, le manuel de référence des troubles psychiques, n’a pas intégré cette dimension.

Deuxième précision nécessaire: les spécialistes ne sont pas encore parvenus à un accord pour en définir les frontières. La cyberaddiction peut donc être en lien avec internet mais elle peut aussi exister uniquement avec des jeux de consoles de salon (sans connexion) ou plus largement avec toutes formes de médias électroniques.

En quoi ce trouble diffère-t-il d’une autre forme d’addiction?

Une particularité de ce trouble porte sur le fait qu’il est difficile de savoir quel est l’élément qui suscite le phénomène de manque. Il n’y a pas de produit, comme pour la dépendance à la cocaïne, à la cigarette ou aux joints. Dans ce sens, ce problème rejoint un groupe d’addictions dites comportementales.

Quels sont les symptômes de la cyberaddiction?

Ces critères sont nombreux et selon le modèle du psychiatre américain, Aviel Goodman, on retrouve différents facteurs comme, par exemple, l’impossibilité de résister à l'impulsion du passage à l'acte, un sentiment croissant de tension précédant immédiatement le début du comportement et du soulagement voire du plaisir durant l’activité. À cela s’ajoute une perte de contrôle dès le début de la crise. On observe aussi la présence des critères suivants: monopolisation de la pensée par le projet de comportement addictif, intensité et durée des épisodes plus importants que souhaités à l'origine ainsi que des tentatives répétées pour réduire, contrôler ou abandonner le comportement. Il en résulte un engagement tel dans le comportement que la personne ne peut plus accomplir des gestes élémentaires (se laver, se nourrir…) et la conduit à un désinvestissement social, professionnel et familial. On constate aussi la poursuite de la conduite malgré l'aggravation des problèmes sociaux en dépit de la connaissance des conséquences négatives et une agitation, irritabilité et surtout angoisse si l'acte addictif est différé voire empêché.

Existe-t-il un profil-type de personnes à risque?

Cette question est légitime ; nous voudrions pouvoir cibler les individus plus à risque afin de les prévenir. Mais dans la cyberaddiction, tout comme dans les autres dépendances, personne n’est à l’abri. Le profil-type n’existe pas. Il y a bien des prédispositions, mais la liste est si longue que chacun pourrait s’y retrouver un jour ou l’autre.

Ce que l’on peut par contre dire, c’est qu’il existe une méthode simple pour se préserver des médias électroniques en tous genres et du développement de la cyberaddiction: effectuer régulièrement des activités qui s’inscrivent hors de ces médias, comme la pratique d’un sport, la lecture, la pêche à la mouche et, pourquoi pas, la récolte de mûres sauvages!

Quels maux physiques une telle dépendance entraîne-t-elle?

Il y a des problèmes posturaux, des problèmes spécifiques du canal carpien (compression du poignet avec l’utilisation excessive de la souris) et surtout des problèmes liés à une déshydratation, une mauvaise alimentation et un manque de mouvement. En outre, la cyberaddiction est le plus souvent chronophage, ce qui se répercute sur le sommeil de la personne. D’où fatigue, maux de tête, troubles de la concentration, etc.

Et quelles en sont les conséquences sur le plan psychique?

D’un point de vue psychologique, on constate un isolement progressif. Certes, le cyberaddict, qui est connecté à internet, est en lien avec des personnes du monde entier mais tout en étant terriblement seul, chez lui.

L’isolement physique entraîne une perte des capacités à rencontrer ses semblables. Sur la toile, les contacts sont facilités. Lorsque cela devient plus difficile, il suffit de quitter l’application en cours. Par contre, lorsque nous sommes en face d’autrui, c’est autre chose. À force de vivre de manière privilégiée des contacts via internet, le cyberaddict atrophie ses compétences sociales.

Comment rompre avec l’isolement social?

Cela passe souvent par un apprentissage de l’affirmation de soi. Comment exister en face de l’autre, oser prendre sa place, oser prendre la parole. Il y a des étapes à franchir et un contexte bienveillant est une condition sine qua non pour un tel cheminement. Ce cadre accueillant peut être la présence d’un ami avec qui on renoue le contact, une personne de la famille et parfois un professionnel dans le domaine des soins.

L’élément central et déclencheur, pour le cyberaddict, consiste à prendre conscience que cet isolement social mène à une seule issue: la mort, d’un point de vue symbolique, le plus souvent, fort heureusement. La vie se trouve en abondance à l’extérieur de la bulle du cyberaddict.

Le rapport à soi s’en trouve-t-il également affaibli?

Oui et cela me semble être le phénomène le plus préoccupant. Une rupture progressive du lien avec soi-même se produit chez les cyberaddicts. Elle intervient, d’ailleurs, dans toutes les formes de dépendances. Lorsque la personne est connectée à son média électronique, elle est nettement moins à l’écoute des signaux internes: que ce soient de ses pensées, de ses émotions ou encore de ses sensations. Ce qui prédomine provient de l’extérieur et ces stimuli sont si forts et puissants qu’ils masquent les avertissements internes. Afin de donner à notre vie la direction que nous souhaitons, ce sont précisément ces signaux internes qui sont déterminants. Le cyberaddict n’étant plus en mesure de les percevoir, son existence prend une direction qui est peu à peu dictée par l’extérieur. Tout comme l’alcoolique qui ne choisit plus sa vie, il en a perdu le contrôle.

Quels sont les traitements permettant de combattre cette addiction?

La solution – le traitement – commence par un chemin d’acceptation de son addiction. Tant que la personne persiste dans l’idée que ce n’est pas si grave; qu’elle va s’en sortir toute seule, les conduites d’addiction vont se renforcer encore et encore.

Lorsque l’acceptation, même partielle, est atteinte, il y a des choix à faire. Les conduites addictives répondaient à des attentes, voire à des besoins. Il s’agit, dès ce moment, de trouver de nouvelles réponses pour apporter satisfaction à ces attentes et besoins.

Souvent, on entend parler de bataille ou de combat contre une addiction. Ce sont des termes peu adéquats car toute lutte que nous menons nous lie encore davantage avec la conduite que nous espérons voir disparaître. Plus la personne se dit: «je ne dois pas aller sur Facebook», plus elle focalisera son attention sur le réseau social et plus son envie de se connecter sera grande. L’acceptation d’une réalité de la dépendance est à l’opposé. Commencer par accepter ce qui est permet de voir au-delà. Il s’agit d’un changement de regard. Pour reprendre mon exemple: «Ok, je pense à me connecter sur Facebook; cette pensée est là. Maintenant, je choisis de me concentrer sur autre chose».