véritable vecteur d'éducation, de transmission de savoir et de partage culturel, la lecture investit la vie quotidienne, s'incruste dans toutes les composantes des sociétés modernes. Instrument de divertissement ou d'apprentissage, elle traduit le lien social et accompagne les avancées contemporaines. Partant, qu'en est-il des pratiques de lecture des étudiants, supposés constituer le noyau intellectuel de demain? Alors qu'au sein de cette population la proportion de lecteurs assidus ne cesse de décroître, faut-il y voir un fléchissement de la culture littéraire?
Depuis les années 50, une floraison d'études – essentiellement françaises - ont tenté de décrypter l'évolution du paysage de la lecture à l'aune des métamorphoses de l'environnement culturel et médiatique. A partir des années 90, on note un intérêt particulier pour la population estudiantine. «Depuis les travaux fondateurs de Bourdieu et Passeron, écrit J.-F. Hersent, il était établi - du moins le pensait-on - que les étudiants étaient par tradition familiale imprégnés de culture “ savante ” et s'adonnaient à des loisirs culturels privilégiés. Or, les enquêtes nationales des dernières années de la décennie quatrevingts révélèrent chez cette population une relative mais progressive érosion de l'attrait
pour la lecture.» (Sociologie de la lecture en France: état des lieux, 2000).
Les travaux menés dans la foulée, notamment par F. Kletz et E. Fraisse, apportent de précieux éclairages. Plus qu'une érosion, il s'agit d'une évolution des pratiques de lecture des étudiants portée tant par les transformations du monde académique que par celles de la société dans son ensemble. Evolution qui doit de surcroît être appréhendée à travers le prisme d'une dichotomie entre la lecture «universitaire» - qui prend l'ascendant en qualité d' «outil de travail» et évolue en fonction de la discipline et du niveau d'études - et la lecture «de loisirs» - qui fluctue selon l'héritage culturel (Christine Carvajal, La pratique de la lecture chez les étudiants, 1997). «Si la population étudiante se transforme du fait de sa plus grande diversité tant par l'origine sociale des étudiants que par les filières suivies, souligne encore J.-F. Hersent, il n'en reste pas moins vrai que l'Université stimule la lecture “utile” perçue comme indispensable à la réussite aux examens».
Car avec le spectre du chômage et la nécessité d'opérationnalité, explique Christine Carvajal, «les étudiants se retrouvent face à une contrainte d'adaptation technique et scientifique, caractéristique de la culture enseignée comme du monde professionnel auquel celleci prépare. [...] Il apparaît un effritement de l'identité d'intellectuel. Le projet des étudiants est professionnel avant d'être culturel.» Et de citer J.-P. Molinari pour expliciter cette conversion identitaire: «Le temps des stratégies pragmatiques, marquées par la course aux diplômes, garants de l'accès à l'emploi sur des marchés plus concurrentiels, tend à recouvrir celui de la “culture libre” et critique, ouverte aux intérêts, débats, nuances et complexités de l'aventure intellectuelle» (Les étudiants, 1992).
Aux discours alarmistes qui dépeignent un désintérêt croissant des étudiants pour les «pratiques culturelles classiquement légitimes» ou une perte de «foi culturelle», B. Lahire oppose certaines réserves. L'une d'elles porte sur la catégorisation trop grossière de la population estudiantine. «Il va de soi, défend-t-il, que les étudiants se différencient selon le type d'études qu'ils suivent, et notamment sous l'angle des modalités de travail scolaire et du rapport au savoir et aux études» (Formes de la lecture étudiante et catégories scolaires de l'entendement lectoral, 2002). Les origines sociales, l'héritage culturel ou encore le sexe influent ainsi moins fortement sur les comportements de lecture que les «cadres disciplinaires pédagogiques». Partant, B. Lahire observe que les étudiants de formations littéraires s'approprient des produits au degré de légitimité culturelle plus fort que les étudiants de formations scientifiques ou techniques. Au-delà du choix des livres, cela se vérifie également à travers la richesse des bibliothèques personnelles, les dépenses pour l'achat de livres, de journaux ou de magazines, ou encore le recours à l'emprunt en bibliothèque. A ce titre, l'étiolement de la «culture lettrée» peut être corrélé à l'essor des filières scientifiques et à la promotion des mathématiques «comme matière reine dans le processus de sélection scolaire.»
Mais pour comprendre véritablement «ce que lire veut dire», les chercheurs ne devraient pas se cantonner à une définition littéraire des pratiques de lecture. Et s'atteler au contraire à «rendre visible l'invisible». «Dans l'état actuel des choses, continue B. Lahire, les lectures hachées, discontinues, informatives, rapides, techniques, documentaires, etc., apparaissent, aux yeux de la plupart des commentateurs, mais souvent aussi aux yeux de ceux qui sont porteurs de telles pratiques de lecture, comme des “non-lectures“.» Un glissement qui, dans les résultats des enquêtes, avantage forcément les étudiants de formations littéraires.
Si le nombre de lecteurs assidus de livres et de journaux quotidiens diminue, le temps consacré à la lecture ne décline pas pour autant. Les contenus et les supports, en revanche, se diversifient. Il importe donc, comme le souligne B. Lahire, de réduire l'«injustice interprétative» découlant d'une «domination symbolique de la culture littéraire et artistique». «On aurait tort de limiter l'acte de lecture à la simple lecture de livres, renchérit A. van Cuyck. L'acte de lecture est multiforme et protéiforme, mulfinalisé» (Les pratiques de lecture face au numérique: un fait social total, 2005). Ce décloisonnement des cadres analytiques s'est avéré encore plus capital avec l'essor d'Internet.
Dans cette perspective, le sociologue s'interroge sur la nature de la rupture entre le livre et le numérique, évoquant un enchevêtrement de logiques de lecture tantôt anciennes tantôt émergentes. Et de conclure: «La lecture numérique ne va-t-elle pas modifier les rapports de force entre finalement le lector et l'auctor, la pensée linéaire et la pensée complexe, la façon d'apprendre mais également la façon d'organiser les modes d'accès et de diffusion, de duplication, de connexion, de cheminement et donc de mode d'élaboration de la connaissance, d'espaces cognitifs et de représentations symboliques. [...] Bien au-delà des changements liés aux textes et aux façons de lire, c'est bien un changement total qui s'opère en nous...»
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